Pour ce jeudi, j'élargis le paysage de l'onde poétique. Voici un galet recueilli sur une autre plage, anse où le sable est récit, mais c'est aussi le très beau chant d'un grand poète.
J'ai rêvé d'un pays. C'était dans une autre vie. J'ai rêvé d'un pays où il avait fait grand vent. C'était dans un autre monde. J'ai rêvé d'un pays où le malheur était devenu si fort, si grand, si noir que c'était comme un arbre immense entre le soleil et les gens. Alors un jour pareil à la plus profonde des nuits les bûcherons se révoltèrent, et il n'y avait pas de scie assez grande ni de bras assez puissants pour trancher au pied l'arbre maudit. Mais les bûcherons s'y mirent tous ensemble, et c'était à la fin d'une guerre, et les champs étaient obscurs de vautours, et l'air empuanti d'hommes et de chevaux morts. J'ai rêvé d'un pays où les enfants et les femmes aidèrent les bûcherons à abattre le malheur.
J'y ai rêvé une fois, j'y ai rêvé une seconde... et toutes les nuits de ma jeunesse, et toutes les nuits de mon corps mûr, je n'ai plus eu jamais autre songe, autre musique, autre tête tournée. J'entrais dans ce pays à l'heure où l'œil se ferme, et les gens étaient las du travail d’un jour long. J’y ai rêvé une fois, j’y ai rêvé une seconde… et je n’ai plus compté combien de fois, combien de fois à l’heure où l’œil se ferme, où le cœur chante… et d’abord c’était la fête dans les ruines, le désordre des choses renversées, tout le pays couvert de branches brisées, de feuilles éparses, les éclats du tronc, la résine et l’écrasement sous le fût tombé de tant de longues patiences, et tout le peuple devait à la fois faire bûcher du bois mort, souffler la sciure, à la lumière habituer ses yeux de la forêt et se défendre contre les bêtes sorties de leur bauge, la peste et l’incendie, les pillards accourus sur des bateaux étrangers, la famine…
J’ai rêvé d’un pays où dans leurs bras rompus les hommes avaient repris la vie comme une biche blessée, où l’hiver défaisait le printemps, mais ceux qui n’avaient qu’un manteau le déchiraient pour envelopper la tendresse des pousses, j’ai rêvé d’un pays qui avait mis au monde un enfant infirme appelé l’avenir…J’ai rêvé d’un pays où toute chose de souffrance avait droit à la cicatrice et l’ancienne loi semblait récit des monstres fabuleux, un pays qui riait comme le soleil à travers la pluie, et se refaisaient avec des bouts de bois le bonheur d’une chaise, avec des mots merveilleux la dignité de vivre, un pays de fond en comble à se récrire au bien.
Et comme il était riche d’être pauvre, et comme il trouvait pauvres les gens d’ailleurs couverts d’argent et d’or ! C’était le temps où je parcourais cette apocalypse à l’envers, fermant l’œil pour me trouver dans la féerie aux mains nues, et tout manquait à l’existence, oh qui dira le prix d’un clou ? mais c’étaient les chantiers de ce qui va venir, et qu’au rabot les copeaux étaient blonds, et douce aux pieds la boue, et plus fort que le vent la chanson d’homme aux lèvres gercées !
J’ai rêvé d’un pays tout le long de ma vie, un pays qui ressemble à la douceur d’aimer, à l’amère douceur d’aimer.
Louis Aragon, La Mise à mort, éd. Gallimard 1965